A l’occasion d’un voyage dans les îles Aland, Terre de vins est retourné sur les traces de cette mystérieuse épave des années 1840 retrouvée en 2010 avec à son bord 168 bouteilles de champagne. Nous avons pu rencontrer tous les acteurs de cette aventure, du plongeur qui a découvert les bouteilles, à Richard Juhlin, le journaliste suédois, qui les a dégustées… Et pour mieux comprendre les conditions de conservation sous-marines, nous avons goûté les bouteilles immergées en 2014 par Veuve Clicquot.
Qui connaît les îles Aland, cet archipel perdu dans la mer Baltique, entre la Suède et la Finlande ? Il aura fallu cette découverte extraordinaire en 2010 pour que le monde le place sur la carte. Avec ses maisons colorées en bois entourées de pins, de bouleaux et de prairies couvertes de fleurs bleues, l’endroit semble resté hors du temps. Partis de Vatry en Champagne, après trois heures d’avion, nous avons atterri dans la capitale Mariehamm avant de prendre un bus puis un bateau pour arriver enfin aux abords d’un petit îlot où flottait le pavillon de Veuve Clicquot. Là, c’est un coup de canon qui nous a accueillis, mis à feu par un individu en ciré jaune, sorti d’un cabanon. Sans doute le gardien du temple… Au même moment, quelques bulles ont commencé à éclore à la surface de la mer, jusqu’à ce que la tête d’un plongeur surgisse des abysses. Dans ses mains ? Des bouteilles de Veuve Clicquot ! Elles reposaient depuis 2014 tout près de la fameuse épave où ont été retrouvés les flacons des années 1840. L’homme grenouille n’est autre que Christian Ekström, celui-là même qui a remonté autrefois la cargaison mythique.
Retour en 2010…
Comme toutes les grandes découvertes, elle est en partie le fruit du hasard. Ce jour-là, Christian et ses amis ont décidé d’aller explorer un sous-marin de la Première Guerre mondiale gisant par 100 mètres de fond. Mais le bateau tombe en panne et une fois la réparation opérée, le temps nécessaire pour une pareille expédition n’est plus suffisant. Les plongeurs se replient donc sur un autre site, moins profond, où les pécheurs suivant les conseils des anciens ne jetaient jamais leurs filets parce que quelque chose gisait là et les accrochait. À 40 mètres sous l’eau, la petite équipe tombe en effet sur une goélette de 22 mètres de long, quasiment intacte. « Le bateau a dû rentrer en collision avec un récif. La coque était éventrée. Cela a dû aller très vite. Je pense que les navigateurs ont péri dans le naufrage, la température de l’eau est ici l’une des plus froides au monde » raconte Christian.
N’ayant pas réussi à retrouver la cloche de quart où figure habituellement le nom du navire, notre héros décide de ramener l’une des bouteilles qui jonchent le sol du bateau. Peut-être, pense-t-il, l’aideront-elles dans la datation du sinistre. Au cours de l’ascension, la différence de pression fait remonter le bouchon. Christian doit le retenir avec son pouce. Le morceau de liège finit cependant par jaillir alors que les plongeurs sont réunis dans la roulotte pour examiner le flacon. « J’ai commencé par humer la bouteille pour vérifier que ce n’était pas du poison. Puis j’ai avalé une gorgée. C’était une explosion d’arômes. Comme un soda qui a été secoué, on sentait qu’il y avait eu des bulles. Le vin était très sucré. J’ai d’abord pensé à un muscat ou à un tokäi. L’odeur était celle de feuilles mouillées à l’automne. C’était très profond, il y avait aussi des arômes de tabac. »
Pour parvenir à identifier la nature du vin, Christian se rend chez Ella Grüssner Cromwell-Morgan, la preuve vivante de l’universalité de la culture du vin, puisque même dans cet improbable bout du monde, où aucun pied de vigne n’a jamais poussé et où règnent en maîtres la bière et la vodka, on peut trouver une sommelière ayant étudié à Londres ! « En voyant Christian passer ma porte avec cette bouteille, je me suis tout de suite saisi de verres de champagne. Le geste était inconscient, mais je pense que la forme du flacon avait dû me mettre sur la piste. Lorsque j’ai goûté le vin, c’était comme grimper à bord d’une machine à remonter le temps. On reconnaissait bien l’acidité du champagne, qui était remarquablement élevée mais très bien équilibrée par la sucrosité. La sensation procurée était celle d’être assis dans un fauteuil en cuir avec un bon cigare. Cette bouteille pour moi était de loin la meilleure. Non pas parce que c’était une Juglar, mais parce qu’elle a été dégustée immédiatement après avoir été sortie des eaux. Les autres qui ont été goûtées plus tard avaient déjà connu une évolution rapide liée au changement de milieu. On pouvait également les apprécier mais à condition d’être spécialiste. Celle-ci n’importe qui y aurait trouvé de l’agrément ! »
Tandis que l’on ignore encore que parmi ces trésors se trouvent des flacons de Veuve Clicquot, la Maison est sollicitée pour son savoir-faire en matière de rebouchage. Elle collabore d’autant plus volontiers que Fabienne Moreau, en charge à l’époque des ressources historiques, a un pressentiment : potentiellement, vue la quantité de bouteilles sur le bateau (168 !) et la proximité du marché russe que Veuve Clicquot inondait littéralement au XIXe siècle, la probabilité de trouver quelques bouteilles de la marque était forte. Quelques mois plus tard, c’est le jackpot. En reconditionnant les bouteilles, on s’aperçoit que 47 proviennent de la maison. Cerise sur le gâteau, 30 offrent des vins relativement préservés. « C’est la marque qui a, en ratio, le taux de bouteilles en bon état de conservation le plus important. L’obsession de Madame Clicquot pour la qualité de ses vins mais aussi du bouchage s’est avérée payante ! La preuve 170 ans plus tard… » souligne l’historienne Isabelle Pierre. Richard Juhlin qui a dégusté tous les flacons avant leur rebouchage, nous confirme cette supériorité : « D’une bouteille à l’autre, on reconnaissait facilement les différentes marques. Heidsieck-Monopole était assez floral. Veuve Clicquot était plus intense, avec des notes de noisette. Juglar était davantage rustique. Quant à la sucrosité, ce qui était fascinant, c’est qu’aujourd’hui sur certains demi-secs qui sont beaucoup moins dosés, elle est plus dérangeante. Là, alors qu’elle atteignait 150 g/litre, elle était parfaitement intégrée, un peu comme sur un vieux château d’Yquem. »
Restait à dater ces vins. La marque apposée sur le miroir du bouchon indiquait : « V. Clicquot. P Werlé ». Or la mention d’Edouard Werlé, bras droit de la Veuve Clicquot associé sur le tard, n’apparaît qu’à partir de 1841 comme en atteste le certificat de dépôt retrouvé dans les archives de la maison et le communiqué adressé à tous les agents avec une reproduction de l’estampillage. Il faut dire que le champagne Veuve Clicquot, victime de son succès, souffrait déjà de nombreuses contrefaçons dont il essayait par tous les moyens de se prémunir. En l’absence de muselet métallique, on sait aussi que ces bouteilles sont forcément antérieures à 1850.
Les circonstances de cet envoi et ses destinataires demeurent un mystère : « Les bouteilles de Veuve Clicquot n’étaient jamais expédiées avec d’autres marques. On peut en déduire qu’il s’agit de flacons achetés, sans doute à Hambourg, chez l’un de nos grossistes. C’est la raison pour laquelle nous n’avons aucune trace dans nos archives de ce naufrage et d’une quelconque commande » explique Isabelle Pierre. Le fait que les bouteilles aient été retrouvées dans la cabine du capitaine et non dans la soute commerciale exploitée par la compagnie (une partie du bateau qui n’a d’ailleurs pas encore été explorée !) plaide aussi pour cette hypothèse. Il n’était pas rare en effet que les capitaines fassent eux aussi quelques opérations pour leur profit personnel.
« Cellar in the Sea » : la dégustation comparative des bouteilles immergées en 2014
C’est en raison de cet incroyable état de conservation que la Maison Veuve Clicquot a souhaité replacer des bouteilles dans les mêmes conditions, celles-ci apparaissant par bien des aspects assez idéales. A 42 mètres de fond, la pression est identique à l’intérieur et à l’extérieur de la bouteille, ce qui limite les échanges. La très faible luminosité ne risque pas d’altérer le vin et la température est extrêmement stable. Ajoutons que la faible salinité de la Baltique, vingt fois inférieure à celle de l’Océan, limite la corrosion du bouchon.
Nous avons pu participer à une dégustation comparative avec des cuvées dégorgées exactement au même moment mais vieillies ensuite en cave. Voici nos conclusions : sur le Brut Carte jaune en bouteille, base 2010, la différence est flagrante. La version de la mer Baltique offre un nez épuré avec de jolis notes d’agrume et de coing. La bouche est très fraîche, citronnée et légèrement toastée, avec en filigrane une petite salinité et une finale un peu mentholée. La version restée en cave est moins serrée. Elle présente dès le premier nez un caractère plus évolué avec des notes déjà presque de sous-bois et d’abricot cuit. En bouche, les arômes toastés sont beaucoup plus marqués et la tension citronnée moins flagrante. Même constat sur le demi-sec en bouteille où les notes grillées sont également plus intenses pour la version vieillie en crayère, au point de masquer un peu le fruit.
Lorsque l’on passe au magnum de Brut Carte Jaune, dont on sait que le format limite davantage l’oxygénation, la différence est moins évidente. Tout au plus notera-t-on que la version des crayères a peut-être davantage de complexité. Mais la principale conclusion, c’est surtout que les deux magnums sont excellents, Veuve Clicquot nous apportant la preuve que même ses non millésimés ont une très belle capacité à vieillir. Sur le Vintage Rosé 2004, les deux vins sont également assez similaires, si ce n’est que la fraise des bois dans la version crayère est légèrement plus confiturée. Cette fois l’écart moindre s’explique sans doute par la quantité plus importante de tanins liés à la proportion de vin rouge ajoutée à l’assemblage : on sait qu’ils ont des vertus conservatrices.
Si on examine ensuite la composition chimique des cuvées, on s’aperçoit que dans les bouteilles de la Baltique, les terpènes, qui sont des molécules liées aux arômes de fraîcheur et aux notes végétales positives sont davantage présentes. Un constat qui concorde avec les impressions d’une plus faible évolution à la dégustation. En revanche, la concentration d’hétérocyles est également plus significative, ce qui est troublant, car ceux-ci sont liés à des arômes comme le chocolat, le café, typiques des vins qui ont pris de l’âge. Les recherches ne font toutefois que commencer. Les différences devraient s’accentuer lors des prochaines dégustations comparatives qui se prolongeront au moins jusqu’en 2054.
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