S’il ne devait en rester qu’un, un ultime défenseur de Sauternes et de la magie du botrytis, ce
capricieux champignon démultiplicateur d’arômes, ce serait lui : Alexandre de Lur Saluces, le
propriétaire du château de Fargues. Il est décédé dans la nuit du 23 au 24 juillet 2023.
Toute l’équipe de Terre de vins présente ses condoléances à ses enfants et sa famille dans cette épreuve difficile.
Retour sur la saga « Lur Saluces – le sauternes absolu » par Jefferson Desport, dans le magazine Terre de vins
Pour comprendre le regard d’Alexandre de Lur Saluces sur Sauternes et plus encore son intransigeance quant à la qualité de ces vins, trois remarques s’imposent. La première : Fargues et Yquem sont deux propriétés voisines, mitoyennes. La seconde: Alexandre de Lur Saluces a dirigé ces deux joyaux durant trente-six ans. La troisième enfin, et non des moindres : Fargues appartient à sa famille depuis le XVe
siècle.
C’est ainsi : la généalogie des Lur Saluces est un défi au temps. « On remonte à Adam et Eve », sourit-il. Plus exactement, la branche actuelle descend d’un mariage célébré en 1472 entre Isabeau de Montferrand et Pierre de Lur. En cadeau, les époux reçoivent la forteresse de Fargues, édifiée au XIVe siècle par le cardinal Guilhem de Fargues, neveu du pape Clément V. La connexion avec les Saluces se fera, elle, un siècle plus tard, à la faveur d’une nouvelle union célébrée en 1586. Dès lors, les deux noms ne font plus qu’un : Lur Saluces. Toutefois, on ne dispose pas d’autant d’archives sans raison…
Du côté des Saluces, l’histoire plonge ses racines à l’est. Dans ce Moyen Âge incertain, ils règnent alors sur le marquisat de Saluces, un territoire indépendant entre la France et l’Italie, au pied du mont Viso, à la source du Pô. « Ce marquisat était un État souverain, souligne Alexandre de Lur Saluces. Les marquis de Saluces avaient le droit de lever des troupes, de battre monnaie… » À la fin du XVIe siècle, le marquisat est vendu à la France. Du côté des Lur, les souvenirs sont moins précis. Et pour cause : « Le premier Lur était Fruhin de Lur, il venait de Franconie, il s’agissait sans doute de Barbares », précise Philippe de Lur Saluces, qui a rejoint son père à la tête du château de Fargues, après avoir travaillé plusieurs années en Asie chez un importateur de vins.
Malgré un violent incendie en 1687, Fargues porte toujours haut les traces de ce passé médiéval. Désormais rénovés, les vestiges de la forteresse, ses épaisses murailles et son donjon, rappellent qu’ici se dressait une puissante baronnie. Des reliefs qui offrent un paysage singulier. Hors du temps. Au plus fort de leur emprise, la famille sera propriétaire de 700 hectares à Sauternes sur les 2 200 qui forment l’appellation. Aujourd’hui, le domaine s’étend sur 180 hectares, dont près de 114 de forêts. Dans cette immensité, 21 hectares de vignes sont dédiés au seul et unique grand vin de Fargues.
Mais reprenons le fil de notre récit…
À la fin du XVIIIe siècle, l’histoire prend en effet une autre dimension à la faveur d’un nouveau mariage. En 1785, Françoise-Joséphine de Sauvage d’Yquem épouse Louis-Amédée de Lur Saluces. Elle devient comtesse de Lur Saluces et apporte en dot le château… d’Yquem. Mais, au-delà, elle porte surtout un autre regard sur ce terroir. Et comprend ce que cette drôle de pourriture sur les raisins peut apporter à ses vins dont la notoriété va grandissante. En 1826, cette femme de tête fait construire un chai à Yquem. « Une véritable révolution à l’époque », souligne Alexandre de Lur Saluces, qui voue un immense respect à son ancêtre : « Elle a envoyé des vendangeurs ramasser des fruits pourris… »
Pendant ce temps, Fargues stagne et manque le classement de 1855. La propriété se contente de
produire du vin rouge, du bois et du lait pour les autres domaines familiaux. Il faudra attendre
la fin de la Première Guerre mondiale et l’arrivée aux commandes de Bertrand de Lur Saluces,
l’oncle d’Alexandre, pour que sonne le réveil. Sous son impulsion, les 15 hectares du plateau de
la forteresse sont plantés. Et, en 1947, il réalise la toute première mise en bouteilles du château de
Fargues avec le millésime 1943. De non classé, Fargues va devenir un… inclassable. Et un des vins
les plus reconnus du Sauternais.
C’est à cette histoire hors normes qu’Alexandre de Lur Saluces apporte sa pierre à la fin des années60. Un peu par hasard. « J’ai été appelé par mon oncle Bertrand, raconte-t-il. Il voulait me mettre au courant de ses affaires. » Or, en 1968, Bertrand de Lur Saluces décède brutalement dans le centre de Bordeaux, près du Grand-Théâtre. Alexandre de Lur Saluces lui succède au pied levé à la tête des deux propriétés, Yquem et Fargues : « J’ai pris les commandes à 34 ans. J’ai eu tout à apprendre. Depuis très jeunes, on buvait du sauternes, mais de là à en faire un outil de travail… J’ai eu la chance d’avoir deux courtiers qui m’ont entouré. » Il n’empêche, à sa prise de fonction, le milieu du vin était « anxieux » : « Mon premier réflexe a été d’afficher un très grand calme. À l’époque, je m’étais précipité chez Berlitz pour rafraîchir mon anglais et je suis allé aux États-Unis. On se retrouvait à plusieurs pour voir Abdallah Simon, un grand acheteur de grandes bouteilles à New York.Il fallait expliquer ce vin, parce que les gens ne comprenaient pas très bien cette histoire de pourriture. C’est une horlogerie fine, très subtile. »
Très vite, il devient cet horloger de précision. Et un jusqu’au-boutiste du sauternes : « Le sauternes, c’est
une série de sélections, un terroir, des cépages, des méthodes », explique-t-il. Un mot l’emporte cependant sur tous les autres : sélection. On pourrait y ajouter un autre : drastique. « Il y a une réussite propre à Fargues et à Yquem, explique-t-il. Si elle n’est pas là, on ne met pas en bouteilles. » Durant un peu plus de trois décennies, il mène les deux vignobles de front. Installant Yquem au sommet, tout en révélant Fargues. Mais sans jamais les confondre. Une distinction claire qu’il opère jusque sur la table: « À Yquem, je servais souvent Fargues à mes invités, sourit-il. Les gens pensaient que je voulais économiser Yquem, ce qui était vrai. En fait, je faisais coup double : je montrais Fargues et je n’abusais pas de la cave d’Yquem… »
Toutefois, malgré son expérience et la notoriété d’Yquem, le combat sera permanent pour justifier sa vision de ce grand liquoreux et ne garder que le meilleur de chaque récolte : « Quand je m’occupais d’Yquem, j’ai eu deux ingénieurs agro qui m’ont demandé d’arrêter ce massacre. Ils m’expliquaient que ça n’avait plus d’avenir. Or, tout le mérite du sauternes et son aptitude à faire des inconditionnels
dans le monde entier est là. » Toutefois, après des années de disputes familiales, Yquem est vendu en
2004 à Bernard Arnault. Une blessure toujours vive pour Alexandre de Lur Saluces, qui en parle
comme d’une « braderie » : « C’est un résultat très amer. Il y a eu une grosse bagarre. Les moyens mis
en œuvre étaient assez impressionnants. »
Désormais, c’est à Fargues qu’il continue de développer son intransigeante vision du sauternes : « Je suis très heureux de pouvoir dire “niet” à une récolte qui n’est pas satisfaisante. Tous les ans, nous avons à rejeter. Cette année, on a perdu 60 %. Demander à un conseil d’administration de saborder une récolte, ce n’est pas facile… » Et ce ne sont pas les difficultés commerciales du sauternes qui feront
changer d’avis ce perfectionniste amateur de champagne et de porto. Alors que la plupart de ses
voisins se sont mis à produire des blancs secs – certains avec succès d’ailleurs –, il juge sévèrement ces initiatives. « Quand les choses deviennent compliquées, on remue dans tous les sens et on fait n’im-
porte quoi, assène-t-il. Ça ne les mènera nulle part. C’est une voie de garage. Ce n’est pas du sauternes, c’est du bordeaux ou du bordeaux supérieur. » À ses yeux, la solution est ailleurs : « Avant la guerre
de 14, cette question se posait déjà. Mais, depuis, on a des décrets, des garanties. La réponse n’est pas
de faire du vin chaud ou du vin glacé. Le problème, c’est la façon de promouvoir le sauternes. Or, plus
personne ne veut le faire. »
Pourtant, lui aussi a défendu une autre approche du sauternes avec le « Y » d’Yquem. « Mon oncle
avait vu qu’il y avait des bouteilles étiquetées “château X” et tout le monde croyait que c’était du Yquem.
Il a voulu éviter ça. Et il y a eu un revenu assez régulier. Mais je l’aurais bien supprimé… »
Philippe de Lur Saluces est sur la même longueur d’onde que son père : « On ne peut insuffler le
respect de nos vins qu’en les respectant nous-mêmes. C’est la seule façon de procéder. Il faut revenir aux
fondamentaux, c’est un vin et il est très bon. On s’est écarté de ça pour aller dans cet univers saugrenu
du vin de dessert. » Toutefois, si père et fils campent aussi fermement sur leurs positions, c’est
aussi parce qu’ils ne dépendent pas à 100 % de l’économie du sauternes. « Quand des propriétés
sauternaises font des blancs secs, c’est pour se diversifier, souligne Philippe de Lur Saluces. Mais notre
diversification, elle est faite et elle est ailleurs. C’est ce qui nous permet de nous entêter. »
Il dit vrai. Fargues est le sommet d’un iceberg où la terre reste le fil conducteur. La matrice de leur
philosophie. En parallèle, les Lur Saluces possèdent et exploitent un camping sur la côte landaise,
à Contis. Dans les Landes, ils sont aussi d’importants propriétaires forestiers. Mais les tempêtes
Klaus et Martin les ont obligés à revoir leurs plans. Certes, ils ont débroussaillé et replanté, mais
c’est un investissement à trente ans. Ils ont donc gardé quelques hectares pour planter des asperges
près de Lit-et-Mixe, à Uza. « On en produit 120 tonnes par an et certaines partent même au Japon »,
souligne Alexandre de Lur Saluces. À Uza, ils ont complété leur aspergeraie d’une épicerie fine et,
l’an dernier, ils ont ouvert ici un restaurant bistronomique, la Table du Marensin.
Des chemins de traverse, donc. Mais qui ramènent toujours au berceau familial, Fargues. Preuve
de leur inébranlable croyance dans le sauternes, ils viennent d’investir 5 millions d’euros dans la
construction d’un nouveau chai. Ou comment regarder l’avenir droit dans les yeux. En son temps,
Françoise-Joséphine Sauvage d’Yquem n’a pas fait autrement
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