À Bordeaux, « on arrache 8000 hectares alors qu’on devrait en arracher 30 000 »

L’arrachage des vignes à Bordeaux devient une réalité concrète en ce début d’année 2024. Le programme subventionné par l’État, l’interprofession et la région Nouvelle Aquitaine, qui englobe une surface de 8000 hectares, est jugée insuffisant par les membres du collectif Viti 33, et ne compense pas l’extrême détresse des vignerons girondins.

Plus de 1200 dossiers de demande d’aide à l’arrachage de vignes ont été déposés en Gironde, pour bénéficier du dispositif mis en place conjointement par l’État, le Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB) et la région Nouvelle Aquitaine, portant sur une superficie de 8000 hectares et devant intervenir en ce début d’année 2024. « Nous sommes loin des 10% de la surface totale du vignoble bordelais initialement annoncés, et encore plus loin de ce que l’on devrait réellement arracher, compte tenu de la baisse de la consommation, des stocks de vin qui ne se vendent pas et de la situation critique de beaucoup de vignerons : ce sont en réalité plus de 30 000 hectares qu’il faudrait arracher dans le Bordelais », fulmine Didier Cousiney, qui représente l’association Viti 33 et porte depuis des mois sur la place publique ce dossier épineux de l’arrachage (voir aussi l’émission « Vino Veritas » de janvier 2023 sur ce sujet).

Pour rappel, l’État abonde à hauteur de 30 millions d’euros dans ce programme d’arrachage, une enveloppe portant sur la « renaturation » des parcelles arrachées – à savoir une mise en jachère ou en reboisement pour une durée de 20 ans. Le CIVB injecte 19 millions d’euros et la région 10 millions, portant sur la « reconversion » des parcelles arrachées – élevage, plantation d’oliviers, autres cultures… « Avec une aide de 6000 euros par hectare pour chaque exploitation, on est là aussi très loin de ce qu’il aurait fallu mettre sur la table », poursuit Didier Cousiney. « J’ai fait passer le message au ministre de l’agriculture Marc Fesneau lorsqu’il est venu en juin, ce plan est tout bonnement scandaleux, c’est de l’amateurisme pur et simple. Tout a été fait dans la précipitation, au niveau budgétaire, dans l’absence de prise en considération des générations de viticulteurs qui vont se retrouver à ne rien pouvoir faire pendant 20 ans sur les terres qui avaient été plantées par leurs parents ou grands-parents, et même dans l’échéancier : nous sommes fin janvier, l’arrachage doit être effectif à la fin du mois de mai… Pour l’instant personne ne peut passer dans les vignes avec le temps qu’il fait. Certains ont même déjà commencé à arracher avant, sans savoir ce qu’ils allaient finalement toucher, c’est une hérésie. Si ça continue, il va y avoir des drames. »

6000 euros d’aide, mais 2000 euros pour faire arracher un hectare
La détresse, en tout cas, est déjà palpable chez de nombreux vignerons, qu’ils soient candidats à l’arrachage ou non. Pour Aurore Castagnet, vigneronne à la tête de 20 hectares à Saint-André-du-Bois dans l’Entre-deux-Mers. La crise des vins de Bordeaux, elle la subit de plein fouet : déjà concernée par une procédure de sauvegarde (dispositif pour une entreprise qui n’est pas en cessation des paiements et qui justifie de difficultés financières qu’elle n’est pas en mesure de surmonter) qu’elle vient de prolonger de six mois, « lâchée » par sa banque qui lui a refusé un remboursement progressif initialement accepté, elle a eu la mauvaise surprise, le matin même de notre échange, de « trouver un huissier à ma porte m’indiquant que mes créanciers veulent hypothéquer mes biens immobiliers ». Pour se renflouer partiellement, Aurore, membre du collectif Viti 33, avait d’abord envisagé d’arracher un ou deux hectares et ainsi bénéficier du dispositif d’aide… « Mais lorsque j’ai vu que le montant de cette aide, qui avait été annoncé autour de 10 000 euros l’hectare, est finalement descendu à 6000, j’ai renoncé. Lorsqu’on sait que le recours à un prestataire pour l’arrachage nous revient environ à 2000 euros l’hectare, cela ne nous laisse presque rien. Cela n’a pas de sens de faire ces démarches pour si peu d’argent ». Pour Aurore, tout ce dispositif se révèle largement insuffisant : « si l’on arrache, soit on doit tout mettre en jachère pour 20 ans, soit on doit reconvertir la parcelle vers une autre production. Mais moi, je suis viticultrice, sur des sols argilo-calcaires, que voulez-vous que je plante d’autre ? Certes, la chambre d’agriculture s’occupe de ces dossiers mais on a le sentiment que tout est fait dans la précipitation, sans réflexion poussée. Et puis il y a de telles incohérences : on va commencer à recevoir des courriers nous autorisant à arracher sans forcément savoir combien on va toucher, les vignerons comme moi en procédure de sauvegarde n’ont pas automatiquement droit aux primes… Il va y avoir d’immenses déceptions dans tout le vignoble ».

« Quand tout le monde croyait que le marché chinois allait tout absorber, on a planté de façon totalement déraisonnable« 
Ce sentiment d’amertume est palpable dans les propos d’un autre membre du collectif, Julien Luro, vigneron à Targon, également dans l’Entre-deux-Mers (indéniablement la zone du vignoble bordelais la plus en crise et la plus concernée par l’arrachage, comme le montre la carte préfectorale publiée par nos confrères de Vitisphère). Julien, à la tête de 50 hectares, est en train de tailler la vigne lorsque nous nous appelons. Chez lui aussi, le discours est clair : « si je ne suis pas candidat à l’arrachage c’est pour une seule raison : j’ai, pour vendre mes vins, un partenariat avec un acheteur qui est préservé. Si je n’avais pas ces débouchés commerciaux, je le dis sincèrement, même au prix annoncé j’aurais arraché des vignes. La situation est très différente d’un domaine à l’autre : certains vignerons en fin de carrière, qui n’ont pas de repreneur, ont tout intérêt à arracher ; si j’avais 20 ans de plus, je ne me poserais sans doute pas la question. Mais j’ai 36 ans, j’ai rejoint l’exploitation familiale il y a 18 ans, et moi je veux poursuivre ce métier, je veux encore y croire ». Au-delà de son cas personnel, Julien estime que la crise actuelle est la conséquence d’un manque de lucidité il y a une quinzaine d’années, « quand tout le monde croyait que le marché chinois allait tout absorber, et qu’on a planté de façon totalement déraisonnable. Aujourd’hui, ce ne sont pas 8000 hectares qu’il faudrait arracher à Bordeaux, c’est plus du triple ! Mais l’enveloppe débloquée est largement insuffisante. Pour moi, on n’est qu’au début de cette profonde transformation du vignoble girondin ».

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